2030: Quand l’IA verrouille le marché – la fin de la négociation immobilière?

 Le 6 août 2025, Petteri Teikari et ses coauteurs ont publié sur la plateforme académique de Cornell University (The Architecture of Trust: A Framework for AI-Augmented Real Estate Valuation in the Era of Structured Data) une étude majeure sur la transformation à venir de l’évaluation immobilière résidentielle aux États-Unis. Ils y analysent l’impact attendu de la mise en œuvre obligatoire, d’ici 2026, du Uniform Appraisal Dataset (UAD) 3.6, un standard imposant le passage des rapports narratifs traditionnels à des fichiers de données structurées, normalisées et lisibles par machine (XML). Selon eux, cette réforme ne constitue pas un simple ajustement technique, mais «une transformation fondamentale de la méthodologie d’évaluation», qui modifie à la fois la nature du travail de l’évaluateur et le fonctionnement du marché hypothécaire.
 
L’article explique que cette transition survient au moment où l’intelligence artificielle franchit un seuil critique, grâce à la vision par ordinateur 3D, aux modèles de langage capables de raisonnement complexe et aux architectures dites “agentiques” aptes à orchestrer des tâches multiples de bout en bout. Teikari et al. montrent que cette convergence entre standardisation réglementaire et capacités technologiques ouvre la porte à une automatisation beaucoup plus large des évaluations. Les effets positifs anticipés incluent une rapidité accrue des délais, une cohérence renforcée entre évaluations, une meilleure traçabilité des données et la possibilité d’exploiter massivement l’information pour des analyses de marché. Mais l’étude insiste aussi sur les risques: sous-évaluation des biens atypiques ou dont les atouts sont difficiles à coder dans des cases, rigidité accrue dans les négociations, dépendance à des bases de données centralisées susceptibles de contenir des erreurs persistantes, opacité des algorithmes rendant les contestations plus ardues, et affaiblissement du rôle du jugement professionnel si l’humain est relégué à une fonction de simple validation. Les auteurs concluent que le succès de cette transformation repose sur un équilibre délicat: l’IA doit venir augmenter, et non remplacer, l’expertise humaine, tout en réduisant les biais historiques et en assurant une transparence réelle.
 
Pour illustrer la façon dont ces constats pourraient se manifester dans le courtage immobilier au Québec, imaginons l’histoire fictive de Jean Tremblay, courtier immobilier à Gatineau en 2028, alors qu’un système inspiré de l’UAD 3.6, validé par intelligence artificielle, est devenu la norme utilisée par les institutions prêteuses. Jean représente un vendeur dont la propriété, une maison unifamiliale de 1987 entièrement rénovée, bénéficie d’un terrain magnifiquement aménagé avec vue panoramique sur la rivière. Dans le marché humain, cette combinaison rare justifie pleinement un prix de 1 050 000 $, d’autant que deux ventes récentes dans le secteur, pour des biens moins avantageux, se sont conclues au-dessus du million.

L’acheteur intéressé dépose une offre au prix demandé, avec une condition de financement. Or, dans les 36 heures, l’évaluation automatisée produite par le système IA, conforme aux standards structurés, tombe: 980 000 $. Le modèle ne reconnaît pas correctement la valeur ajoutée du terrain et de la vue, des éléments difficilement codables dans ses variables normalisées. Comme la banque fonde son approbation sur ce chiffre, l’acheteur ne peut obtenir le financement nécessaire pour couvrir la différence, sauf à injecter 70 000 $ de fonds propres — ce qu’il refuse.

Jean tente alors de contester l’évaluation. Il prépare un dossier solide : comparables mieux choisis, photos aériennes, rapport d’arpenteur soulignant le caractère unique de la parcelle. Mais le processus se heurte à l’opacité de l’algorithme. Les données qui alimentent le modèle proviennent de bases centralisées, fermées à toute modification rapide, et l’évaluateur humain à distance, chargé de valider le rapport, ne modifie pas la conclusion puisque tous les critères techniques du standard sont respectés.

Le vendeur se retrouve face à un choix difficile : accepter l’offre révisée à 980 000 $ ou prendre le risque d’attendre un autre acheteur, qui devra de toute façon passer par le même système et recevra probablement la même évaluation. Il finit par accepter. Le résultat est une perte nette de 70 000 $ par rapport au prix initialement visé, une commission réduite pour Jean, et un sentiment d’impuissance face à un outil qui a verrouillé la négociation dès le départ.
 
Cette histoire fictive reflète presque point par point les avertissements de Teikari et al. : l’automatisation et la normalisation peuvent accroître la rapidité et la cohérence, mais elles peuvent aussi homogénéiser les valeurs au détriment des particularités, restreindre la capacité du courtier à défendre un prix hors norme et rendre les contestations plus techniques et plus difficiles. Le rôle du courtier s’en trouve profondément modifié: moins de temps consacré à la recherche de comparables et plus à l’interprétation, à l’argumentation technique et à la défense stratégique face à des évaluations standardisées qui s’imposent comme “valeur officielle” aux yeux du marché.

Cette évolution pose la question centrale de la valeur ajoutée du courtier dans un environnement où l’algorithme, et non plus l’expertise humaine, fixe la barre initiale de la négociation.
 

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo.